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Marcus, depuis le portique, observait le ballet qui se déroulait dans la salle à manger de plein air. Il faisait encore jour. Des servantes dressaient la table sous la treille, tandis que d’autres arrivaient avec des chandeliers. On apporta un lit : depuis ce que toute la maison appelait « l’accident », son père dînait allongé comme les Romains d’autrefois, ce qui contribuait à l’isoler et le laissait en tête-à-tête avec son vin.
— Je t’en prie. Promets-le.
— Ne t’inquiète pas, Sabina. Il n’y aura pas de scandale, je te le promets. J’ai horreur de ça. Et je ne veux te causer aucun souci.
Il se retourna, couva du regard le ventre de sa femme, puis se remit à lorgner les servantes.
— Nonnia ! cria-t-il. Plus tard, le vin. Il va chauffer, rapporte-le à la cave.
— Tu le détestes.
— Bien sûr que je le déteste. Comme toute cette nichée de Bretons, comme leur…
Il se tut pour ne pas insulter une morte. Le retour du neveu d’Olwen avait gâché le plaisir de la chasse. Marcus avait secrètement espéré qu’Aneurin ne reviendrait jamais de son voyage. Un tel périple en avait tué de plus forts. Et voilà que ce harpiste au minois de fille et à l’horripilant accent breton se portait comme une fleur.
— Tu ne pouvais pas empêcher ton père de se remarier, le raisonna Sabina.
— Six mois après la mort de ma mère ? Avec cette sorcière ? rétorqua Marcus.
Cette fois il croisa les doigts pour éloigner le mauvais sort.
— Enfin, Marcus ! Olwen n’avait rien d’une sorcière.
— Et comment a-t-elle fait perdre la tête à mon père, hein ? En lui faisant avaler un philtre ! Il n’était plus le même quand il l’a ramenée ici, je te le jure !
Il ne sortait pas de ce raisonnement. Un homme du rang d’Appius ne pouvait avoir épousé cette Bretonne sans fortune pour sa seule beauté ! Il aurait suffi d’en faire sa maîtresse.
— Mon chéri, je sais que son arrivée t’a causé de la peine quand tu étais petit, mais…
— Elle a envoûté mon père ! Elle a fait de lui son esclave ! Regarde ce qu’il est devenu depuis qu’elle est morte…
— Moins fort, Marcus. Tu vois, tu t’énerves déjà ! Tu te tortures depuis des années, et tu me tortures aussi.
— Pardon, ma chérie.
Il s’assit près d’elle et continua plus doucement.
— Tu n’étais pas là à cette époque, tu n’as pas vu les minauderies d’Olwen pour m’amadouer. Mais j’ai résisté. Je suis resté fidèle à ma mère, moi, tandis que mon père l’a complètement oubliée !
La haine que Marcus vouait à sa belle-mère ne s’était jamais éteinte. Elle avait grandi avec lui, s’était inscrite dans sa moelle, fortifiée à la naissance de ses demi-frères et de sa demi-sœur jusqu’à devenir une part essentielle de son être.
Marcus se calma soudain. Était-ce par égard pour sa femme enceinte ? En partie sans doute. Mais surtout parce qu’il songeait avec soulagement qu’Olwen était morte et que Caius et Ninian étaient allés au diable. Dieu avait châtié la sorcière.
— Reste Azilis, souffla-t-il.
Sabina lui lança un regard suppliant.
— Elle ridiculise la famille, elle court les bois comme une sauvageonne. Mais c’en est bientôt fini de ces escapades ! Cette fois, c’est certain, Lucius va demander sa main. On peut lui faire confiance pour dresser cette folle. Cher Lucius ! Il lui donnera les raclées qui lui ont manqué. Elle finira par comprendre qu’une femme doit être obéissante. Ne me regarde pas comme ça, Sabina ! Admets que le mariage de Lucius et d’Azilis est une bonne nouvelle ! Il n’y a pas de meilleur parti dans la région.
Il se leva, retourna observer la salle à manger. La table s’était couverte de plats. Il n’avait d’yeux que pour Nonnia qui portait une assiette de cerises. La grossesse avancée de sa femme l’autorisait à ses propres yeux – plus que d’habitude – à batifoler avec tout ce que la villa comptait de féminin et d’avenant.
— Comprends-moi. J’étais si content pour Lucius, et cet Aneurin vient tout gâcher. Ce… ce harpiste ! Il va encore vivre à nos crochets. Il va soutenir sa cousine à tout bout de champ, saper mon autorité. Je les entends déjà se moquer de moi en breton. Il y a de quoi être de mauvaise humeur, non ? Mais, promis, je ferai bonne figure.
Le jour baissait. Un rayon de soleil, s’engouffrant sous la galerie, embrasa la mosaïque. Marcus ne distinguait plus Nonnia. Le bourdonnement des abeilles avait cessé.
— De toute façon, ça ne durera plus longtemps. Il faudra bien que les choses changent, quand papa…
Marcus se reprit, mécontent d’avoir commencé cette phrase. Il se retourna et vit avec soulagement que Sabina était partie.